Quand vous êtes vous rencontrées ? Fabienne
Berthaud : La première fois que j’ai
rencontré Diane, elle avait 16 ans. Elle débutait
sa carrière de mannequin à l’agence
Elite. Je ne l’ai retrouvée que quelques
années plus tard, quand j’étais
à la recherche de l’actrice qui pourrait
interpréter le rôle de Frankie. Je savais que
Diane voulait arrêter sa carrière de mannequin
pour devenir comédienne. Je lui ai fait passer des essais.
Elle possédait toutes les qualités pour
interpréter Frankie. Elle était un bloc
d’émotions à
l’état pur fait de grâce et de
fragilité et elle avait l’expérience,
la gestuelle du personnage que je cherchais. Elle s’est
imposée de façon indiscutable. Diane
Kruger : A l’époque de notre
première rencontre, j’étais venue
à Paris durant les vacances pour faire quelques tests, pour
que l’agence voie si j’étais
photogénique, si les clients étaient
intéressés… Et c’est donc
à ce moment-là que j’ai
rencontré Fabienne. Après, nous nous sommes un
peu perdues de vue, et quand on s’est retrouvées,
j’étais au cours Florent.
Fabienne,
d’où vous vient cet intérêt
pour le monde de la mode ? Fabienne
Berthaud : C’est un univers très
cinématographique que je trouve tout à fait
intéressant à filmer. Il a ses paradoxes. Il
m’est arrivé d’y travailler.
J’avais fait un documentaire sur un concours de jeunes
mannequins venus du monde entier. Avec Frankie (2001), je souhaitais
montrer un autre aspect du métier que celui que
l’on connaît. De l’explorer dans ce
qu’il a d’intime, dans son quotidien.
L’histoire est avant tout celle d’une femme qui a
du mal à trouver sa place dans la
société telle qu’elle nous est
proposée aujourd’hui. C’est un film sur
la solitude. Sur le déracinement. Par rapport au milieu de
la mode, j’avais le désir d’en
révéler le off, l’envers du
décor et de parler des 80% de ces jeunes femmes qui
n’ont pas la chance d’être top model, qui
ne travaillent pas tous les jours et qui se retrouvent à la
retraite à 26 ans sans avoir eu vraiment le temps de se
structurer psychologiquement. " Frankie (2001)" est avant tout le
portrait d’une très jeune femme
d’aujourd’hui dont l’approche est
documentaire mais qui est une fiction.
Quel était
votre avis sur le monde de la mode à
l’époque ? Diane
Kruger : Il était plutôt positif
puisque, contrairement à Frankie, j’ai
très bien gagné ma vie, j’ai eu la
chance de voyager dans le monde entier, j’ai appris le
français grâce à ce métier
et maintenant je vis à Paris… En même
temps, il y a plein d’aspects de ce monde que je
n’aime pas. L’une des raisons principales pour
lesquelles j’ai arrêté
d’être mannequin, c’est que
j’en avais assez d’être seule.
C’était important pour moi que l’on
ressente ça dans le film, cette sensation de solitude. Tous
les mannequins, même celles qui travaillent beaucoup et qui
sont très bien payées, la ressentent
très fortement.
Est-ce que
l’expérience de Diane a enrichi le
scénario ? Fabienne
Berthaud : Diane est l’inspiratrice de son
personnage. Je me suis appuyée sur son
expérience, son passé de mannequin pour
réécrire certaines scènes du
scénario afin d’être au plus
près de cette réalité documentaire que
je cherchais. Les acteurs professionnels se mélangent avec
des non-acteurs qui jouent leur propre rôle. Je voulais
toucher le « non-jeu ». Diane est une actrice qui
travaille sans filet, son authenticité transpire
à l’écran. Diane
Kruger : C’est vrai qu’on en a
beaucoup discuté et que le scénario a
évolué durant les trois années du
tournage de Frankie (2001). D’autant qu’on
s’est retrouvées parfois pendant des mois sans
tourner. Ce qui nous donnait du recul, la possibilité de
voir ce qu’il pouvait manquer, ce dont on avait vraiment
besoin.
Avez-vous vécu
certaines situations du film, comme cette séance photo
humiliante ? Diane
Kruger : La scène de shooting, oui.
Même si, contrairement à Frankie, je
n’en suis jamais arrivée à
l’extrême où j’ai
quitté la séance. Mais c’est en cela
que la scène est très bien. Dans la
réalité, les mannequins n’osent jamais
rien dire et pourtant il faut voir comment certaines personnes traitent
les filles dans ce métier ! Fabienne
Berthaud : Ce métier est régi par
des critères très stricts, il en oublie parfois
l’aspect humain comme dans bien des milieux professionnels.
Et quand une fille est trop fragile elle peut très vite
basculer. Ne plus être capable de faire face et se perdre. La
différence entre Diane et Frankie, c’est que Diane
était forte, elle a su profiter de ce métier et
en tirer des expériences positives.
C’était un mannequin avec la tête sur
les épaules qui a su se protéger.
Pourtant il vous est
arrivé de vous sentir humiliée… Diane
Kruger : Oui, complètement. Même si
parfois je ne me rendais pas bien compte. Parce qu’on est
contente de travailler, qu’on est très jeune
– j’avais 16 ans – et je
n’osais pas contrarier ces personnes plus
âgées qui me faisaient sentir que
j’étais très facilement
remplaçable.
C’est pour
échapper à ce métier que vous avez
voulu devenir actrice ? Diane
Kruger : En vieillissant, en grandissant, avec
l’expérience, vous voulez défendre
votre point de vue et tout simplement faire ce que vous avez envie de
faire. C’est sûr qu’au bout
d’un moment je n’ai plus accepté la
façon dont on me traitait. Cela m’était
insupportable. Et oui, c’est l’une des raisons pour
lesquelles j’ai voulu devenir
comédienne… En tout cas, je voulais sortir de la
mode. Car, en fait, je n’osais même pas penser
à devenir actrice : c’est un tel cliché
le mannequin qui veut devenir actrice que j’avais peur
qu’on me le ressorte tout le temps. Jusqu’au jour
où j’ai réalisé que je me
foutais de l’opinion des gens. Que
c’était libre à moi. Et du coup,
j’ai pu aborder le métier de comédienne.
C’est
à cette époque que vous avez engagé
Diane. Qu’est-ce qui vous a plu chez elle ? Fabienne
Berthaud : C’est cette fragilité et
cette force mélangées. Parce qu’elle a
vraiment les deux en elle. Elle est capable d’exprimer des
choses dans les silences, avec beaucoup de
subtilité… Quand on a fait les essais, elle
était à peine comédienne, elle prenait
des cours de théâtre, pourtant elle avait
déjà cette sensibilité à
fleur de peau et la faculté d’intégrer
les directions qu’on lui donnait, de les transformer, de les
moduler… C’est une actrice instinctive, qui ose,
qui est généreuse. Quand elle est en confiance,
elle donne tout ce qu’elle a et sait prendre des risques.
Sur les trois
années qu’a duré le tournage, vous avez
dû la voir changer, évoluer ? Fabienne
Berthaud : Lorsque nous avons commencé,
c’est drôle mais elle tournait constamment le dos
à la caméra ! Donc, on rectifiait et
l’on refaisait la prise. Mais au fil du temps, je
l’ai vue prendre sa place. Sentir la caméra et se
livrer à l’état brut. En revanche, ce
qui n’a pas changé, c’est sa
sincérité. Elle l’a toujours eue dans
son jeu. Diane
Kruger : (elle rit) Elle a certainement raison. Frankie
(2001) était une chance pour quelqu’un qui, comme
moi, débutait. Et le rôle arrivait à un
moment clé de ma vie. Sur l’une des
premières scènes que j’ai
tournées, celle où j’essaye de joindre
ma mère au téléphone, j’ai
le souvenir d’avoir senti que j’y arriverai. Et
ça m’a libéré.
C’était fantastique. Après, en trois
ans, j’ai pris confiance en moi et
c’était plus facile de jouer.
Pourquoi le tournage
a-t-il duré trois ans ? Diane
Kruger : Quand Fabienne m’a
rencontré, la société qui devait
produire le film voulait qu’elle prenne une
comédienne qui évidemment était
beaucoup plus connue que moi… Mais Fabienne leur a
expliqué qu’elle préférait
le faire avec moi. Alors, ils ne l’ont pas suivi. Et
l’on s’est dit : on s’en fout, on y va
quand même! Fabienne
Berthaud : J’ai, au départ,
autofinancé le projet. J’ai acheté une
caméra et nous avons commencé comme ça
! Sans moyen, juste notre énergie et cette croyance immense.
Nous avons tourné avec une équipe tellement
petite que parfois les gens ne se rendaient pas compte que
l’on faisait un film. Et par hasard, au dernier tiers du
film, j’ai rencontré Bruno Petit et Xavier
Durringer producteurs de 7e Apache films. Ils m’avaient
contacté parce qu’ils voulaient prendre les droits
de l’un de mes romans pour une adaptation
cinématographique. Je leur ai parlé de " Frankie
(2001)", ils ont visionné les rushes et nous avons
décidé de finir le film ensemble. Diane
Kruger : On a arrêté le tournage une
première fois parce qu’on a manqué
d’argent. Et puis après, j’ai
commencé à travailler. On m’a
proposé des films que je ne pouvais pas refuser : je suis
partie à Montréal pour tourner " Rencontre
à Wicker Park (Wicker Park) (2003) ". Ensuite il y a eu "
Troie (Troy) (2003)" et " Benjamin Gates et le Trésor des
Templiers (National Treasure) (2003)". Fabienne
Berthaud : " Frankie (2001)" s’est fait entre
les grosses productions américaines pour lesquelles Diane
fut engagée (rires). Elle m’appelait des USA pour
me dire : « J’ai trois jours, on peut tourner !
». Alors je préparais les scènes.
C’était
difficile ? Fabienne
Berthaud : Le plus dur était de tenir, de
recommencer, de relancer l’aventure… On a
tourné morceau par morceau. Il ne fallait pas
lâcher cette histoire qui m’a
accompagnée pendant trois ans. Idem pour Diane…
Comme on ne pouvait pas se voir, je lui envoyais de longs mails pour
qu’elle recentre le personnage, je la remettais dans
l’état psychologique de Frankie… Une
expérience absolument magnifique et heureuse. Diane
Kruger : De me retrouver pendant trois ans dans la peau
de Frankie, c’était très dur.
C’est un personnage tragique, émotionnel et
difficile à jouer... mais je m’y suis
attachée. Pourtant il y a des moments où
j’ai eu envie d’abandonner. Mais je ne voulais pas
trahir la confiance de Fabienne. Fabienne
Berthaud : C’est vrai que Diane étant
à Hollywood, elle aurait pu me lâcher
n’importe quand. Mais elle revenait toujours.
Comment avez-vous
convaincu des gens du monde de la mode de participer à ce
film qui montre ce milieu sans aucune complaisance ? Fabienne
Berthaud : Je leur ai tout simplement exposé le
projet. Je raconte l’histoire spécifique de
Frankie (2001). Je ne fais pas le procès de la mode, ils
l’ont bien compris. La plupart des jeunes filles qui font ce
métier sont très heureuses. Les gens de
l’agence Elite ont beaucoup contribué à
la réalisation de ce film. Ils m’ont ouvert leurs
portes, j’ai tourné dans la villa où
sont logées les jeunes filles, ils m’ont fait
confiance et je trouve intéressant qu’une des plus
célèbres agences de mannequins participe ainsi
à ce film. Qu’ils acceptent de montrer autre chose
que le côté glamour du métier mais
aussi son aspect cruel et dur. Il existe aussi.
Frankie (2001) est aussi
né de l’envie de filmer un lieu, la clinique de La
Chesnaie. Comment l’avez-vous connue ? Fabienne
Berthaud : Alors que j’écrivais mon
dernier roman, j’ai eu besoin de me documenter pour
l’un des personnages et j’avais
rencontré une jeune maniaco-dépressive qui avait
passé un an dans cette clinique. J’ai
demandé l’autorisation de visiter ce lieu et quand
j’y suis allée, j’ai
découvert un établissement singulier, ouvert, en
pleine nature, où pensionnaires et soignants cohabitent. Il
y avait de la poésie, et beaucoup
d’humanité. Les lieux sont pour moi comme des
personnes et l’envie de les filmer s’est
imposée. J’avais le désir de mettre en
opposition le monde dans lequel on s’occupe du corps, de
l’apparence, et celui où l’on soigne la
tête, les maux de l’âme.
Comment s’est
passé le tournage avec les « acteurs »
de la clinique ? Fabienne
Berthaud : J’ai travaillé sous forme
d’improvisations dirigées. Je mettais en situation
afin que Frankie puisse vivre son histoire avec les acteurs de la
clinique qui jouaient leur propre rôle mais dans une
situation qui n’était pas réelle
puisque face à une actrice et dans une autre histoire que la
leur. Ce n’était pas facile pour Diane
puisqu’elle devait tenir son personnage en permanence. Cela
demandait une très grande concentration. Diane
Kruger : Pourtant ce sont les gens de La Chesnaie qui
m’ont aidée à tenir. Même si
c’était très dur pendant le tournage,
ils nous ont accueillis avec une gentillesse extraordinaire. Je ne peux
même pas vous dire à quel point je les aime.
D’ailleurs ce sont les premiers à avoir vu le film
fini. Et c’était génial !